Tafadis, le bijou du sucre
Glucose, fructose, galactose, lactose, saccharose, maltose ; glucides simples ou glucides complexes, le sucre, c’est toute une histoire ! De l’or brun à l’or blanc, c’est l’histoire d’une industrie, l’histoire d’un goût varié, l’histoire du raffinement dans l’assiette et dans le verre !
Produit de cultures agricoles, le sucre c’est finalement de la culture, celle de la civilisation du sucré. Raffiné ou brut, en cristaux roux ou blancs, en poudre ou perlé, en cassonnade, de types demerara, rapadura ou muscovado, en vergeoise, en dés, en petits dominos ou en pains, le sucre c’est aussi la culture du raffinement sociétal. Derrière cet ingrédient indispensable du quotidien, ce partenaire inévitable des instants de fête et reflet magique de divers patrimoines culinaires, se cache aujourd’hui un savoir-faire industriel complexe et un art gastronomique exceptionnel !
Le miel, roi souverain des édulcorants depuis l’Antiquité, est détrôné au Moyen-Âge par l’avènement du sucre, irrésistible constituant exotique et don miraculeux de dame nature ! La canne à sucre, originaire de la Nouvelle-Guinée, a en effet très tôt migré vers l’Asie du Sud-Ouest. Au 6e siècle AEC, les Perses envahissent l’Inde, et s’émerveillent alors de ce « roseau qui donne du miel sans le recours des abeilles ». Sous le règne du légendaire Alexandre le Grand, au 4e siècle AEC, la canne à sucre gagne tout le Moyen-Orient.
En 1099, les Croisés découvraient en Palestine des plaines où poussaient « des cannes pleines de miel », une plante fascinante qu’ils ne connaissaient pas, et grâce à laquelle ils purent atténuer la faim durable. C’est ainsi que l’épisode est rapporté par les chroniqueurs de la première Croisade, en écho à un passage de la Bible racontant comment l’armée israélite de Jonathan, fils de Saül, arriva dans une forêt où « il y avait tant de miel qu’il paraissait jaillir du sol » (Livre de Samuel 14, 25).
La « canne de miel » était en réalité de la canne à sucre, un produit précieux consommé en Inde depuis déjà deux millénaires. Sa culture s’était répandue en Asie et, par l’intermédiaire des Arabes musulmans, était arrivée jusqu’au Nord de l’Afrique et en Andalousie historique. Les techniques qui permettaient de transformer le jus de canne en cristaux, développées en Inde depuis le Ve siècleet perfectionnées par les Arabes, ont facilité alors son transport, ce qui a permis à sa consommation de croîtrerapidement. Mais ce sont les Croisades qui ont définitivement introduit en Europe chrétienne ce produit bientôt connu sous sa dénomination arabe : sukkar.
Dans la civilisation musulmane, le sucre n’est pas directement cité dans le saint coran, mais l’est maintes fois à travers l’évocation des dattes et du miel. Les bienfaits des glucides composant ces deux aliments, aux vertus de panacée, sont cependant l’objet de versets coraniques et de hadiths prophétiques, notamment le miel. « …De leurs entrailles sort une boisson de couleur variée qui sert de remède à l’homme …», Sourate An–nahl(les abeilles) – Verset 69.
En Algérie, comme partout ailleurs et depuis la plus haute antiquité, les gens consommaient du miel. A son avènement, le sucre sera réservé à des usages médicinauxet à des fins nutritionnelles, gustatives et de conservation. Initialement, les gens mâchaient la canne à sucre brute pour en extraire sa douceur. Qu’elle provienne de la canne à sucre ou de la betterave sucrière, cette matière cristallisée est vite devenue un produit de consommation large et courante. Mais comme le disait un célèbre philosophe et encyclopédiste européen du 18ème siècle, aujourd’hui et demain, « usez, n’abusez pas ; ni l’abstinence ni l’excès ne rendent un homme heureux ». Il est vrai que le mieux est l’ennemi du bien et que le pire est toujours l’ami de l’excès. Alors restons de tout temps fidèles à la recommandation de modération qui est une vertu cardinale en Islam, religion du juste milieu. Le plaisir lié à la consommation a un prix, et la santé a un coût.
La consommation du sucre correspond donc à des besoins auxquels on doit répondre par la pondération et la sobriété. Elle relève en même temps d’une tradition sociale et culturelle, et c’est aussi tout un art. Du point de vue artistique, un outil artisanal de haute valeur esthétiqueen Algérie, le « tafadis », une création culturelle touarègue, est le symbole matériel par excellence de la tradition sucrière chez les Berbères. En usage chez les « Kel Tamasheq », le peuple de langue Tamasheq, à savoir les « Kel Tagelmust », ceux qui portent le voile, ou encore les « Imajeghen », le peuple libre du Kel Ahaggar ou de l’Aïr, le « tafadis » est un marteau casse-sucre ou casse-sel, parfois un véritable bijou gravé.
Mot purement amazighe, « tafadis » provient de la racine « afdhess » qui signifie, selon ses différentes déclinaisons régionales, briser, fendre, casser, concasser, pulvériser, broyer à l’aide d’un marteau ou d’un martelet. La racine « afdhess » a donné naissance à « thafdhist », le marteau.
En bois antique, en laiton, en cuivre, en argent ou en bronze, le « tafadis » est fabriqué par les forgerons Touaregs qui le décorent parfois de motifs géométriques ciselés et le munissent aussi d’un anneau de suspension à son extrémité, orné d’une tête zoomorphe. Le « tafadis »est également un élément muséal, objet de collections ethnographiques durant la colonisation de l’Algérie et de pays d’Afrique subsaharienne.
Aujourd’hui comme hier, le sucre constitue un élément central de la culture saharienne. Si la canne à sucre était cultivée dès le Xème siècle en Afrique du Nord, le sucre produit à l’époque était connu dans les cours européennes sous le nom évocateur de « sucre de barbarie ». La colonisation du Sahara et la large diffusion du thé ont favorisé l’importation dans les colonies nord-africaines de pains de sucre raffinés et moulés en France. Et c’est avec un « tafadis » que l’on fendait ou émiettait ces pains de sucre pour satisfaire au rituel culturel de la consommation des fameux « trois thés » des Touaregs.
Le sucre constituait ainsi un aliment de luxe en même temps qu’un bien de prestige pour les populations sahariennes d’Algérie et du Sahel : les pains de sucre étaient offerts, précieusement conservés et parfois exhibés comme des richesses, notamment lors des cérémonies de mariage. Responsables politiques, militaires, colons et voyageurs européens, Français notamment, les offraient pour établir des relations avec les notables locaux. La politique de pénétration coloniale du Sahara algérien fut surnommée d’ailleurs la « politique du pain de sucre ».
« Tafadis », c’est finalement le symbole de la tradition sucrière chez les Touaregs et dans le pays. Le ramadan est un mois sacré et sucré. Le sucre est d’autre part au cœur de la tradition de « l’assiette rendue ». En Algérie, on aime partager nos plats avec le voisin, y compris le « tajine lahlou ou lhèm lahlou » qu’on consomme durant le ramadan comme un « fèl », un bon présage pour une année « sucrée », une année de prospérité. En retour, c’est un plat garni qui est retourné au généreux voisin ou, à défaut, c’est un paquet de sucre qui est renvoyé. Le sucre est ici symbole de générosité, de partage, de convivialité. Il est ci un code social.
C’est à partir de cette profondeur culturelle et de cette dimension sociale que Madar Holding a choisi le nom de « Tafadis » pour sa filiale sucrière. « Tafadis » n’est donc pas un simple nom, mais un marqueur identitaire pour le produit le plus symbolique et le plus populaire, à savourer avec délectation mais toujours avec modération.